CR : éperon Demenge à la Cougourde
ou « Dans le grand bain de la pose des coinceurs en grande voie »
Grimpeurs : Christian Pollas, Nicolas Douillet
Mardi 24 au soir : je commence à penser au week-end prochain. Je me verrai bien poursuivre mon agréable série estivale de grandes voies montagne -après Visite obligatoire (aiguille Dibona) en juillet, Inlhassablement (Cayre Barrel), et Entorse à l’éthique (pointe Giegn) en aout. Le lendemain matin, je lis le mail de Christian pour aller grimper l’éperon Demenge à la Cougourde ; mon vœu s’est exaucé pendant la nuit. Ça tombe pile, c’est une voie que j’avais marquée à faire dans mes favoris ! Je suis le premier à répondre. C’est décidé : samedi, nous serons à la Cougourde.
Nous quittons le parking supérieur du Boréon (vacherie) vendredi à 20h après une rapide collation. Christian imprime un bon rythme à notre monté ce qui n’est pas pour me déplaire. Nous marchons jusqu’à ~ 15mn au dessus du refuge. A la frontale, nous recherchons alors notre emplacement de bivouac. Sous un sapin, près du lac, je déniche finalement un emplacement adéquat, bien que petit. Il est 21h30.
Christian a déjà les yeux rivés vers le ciel étoilé. Le spectacle est en effet grandiose. Il est encore tôt, alors je profite de l’occasion pour le laisser me dispenser un cours professionnel, gratuit d’astronomie et d’identification des constellations, entre autres thématiques. A environ 10° au dessus de l’horizon sud / sud-ouest, on distingue très nettement les planètes Mars et Saturne, ainsi que la géante rouge Antares, quasiment alignées. Nous nous posons la question du nom de cette constellation. Avec un doute, j’opte pour le sculpteur. Christian, lui, a un blanc. Après vérification il s’agit de la constellation du scorpion, mon signe zodiacal. Antares (littéralement « rivale de Mars » ) est en effet l’étoile alpha du scorpion.
Il est bientôt temps d’aller dormir, ce que nous entreprenons, des étoiles plein les yeux et la tête. Allongés, nous profitons encore du spectacle de quelques étoiles filantes. Peu à peu habitués à l’obscurité, mes yeux distinguent bientôt la myriade d’étoiles qui transpercent la profondeur de la voute céleste… Finalement, après un long moment, -le bivouac n’était pas si confortable- subjugué par cette infinie beauté, mon esprit s’égare au détour d’une pensée, et plonge dans les méandres d’un rêve : je dors enfin.
Le lever de lune me réveille. Elle éclipse progressivement les étoiles. Peu après, avec la ponctualité d’un radio-réveil, et comme s’il avait attendu toute la nuit ce moment, Christian m’annonce :
- « Il est 6h30.», heure convenue de notre réveil.
J’hésite à répondre. Je n’ai pas encore dormi tout mon soûl, et je pourrais encore rêver trois heures. Je m’assois dans le duvet, et indécis, je réponds à Christian autant qu’à moi-même :
- « Oui, mais le jour n’est pas encore levé. »
J’hésite un instant à me recoucher. L’aube fait déjà rougeoyer l’horizon est, et bientôt le soleil se lève au dessus des sapins. Je fais de même.
Deux Grany et de l’eau : le petit déjeuner est vite expédié pour moi. Après avoir fait un peu le tri du matos et dissimulé les affaires qui restent au bivouac, nous entamons la montée vers la Cougourde. A 8h30 nous sommes au départ de la voie. Christian ouvre la première longueur. L’éperon Demenge est équipé P2 : tous les relais sont en place, il y a quelques points dans les longueurs, mais à compléter par des coinceurs.
Novice dans le domaine, -jusqu’à cet été c’est vrai, j’étais surtout un grimpeur de voies sportives- je mets un peu de temps à trouver les bons emplacements, mais les premières longueurs déroulent bien et après 2h nous sommes à R5. Comme débutant, la pose de coinceurs est chronophage et énergivore (temps passé à trouver le bon emplacement et à placer la protection, et l’énergie physique dispensée pour tenir les prises pendant ce temps). L’idéal étant de poser le nombre minimum de protections nécessaires pour assurer la sécurité du passage ce que réalise Christian.
Christian ouvre les longueurs impaires et moi les paires. Par un étrange hasard, chacun trouve dans ses longueurs les difficultés qui semblent compléter ses compétences de grimpeurs : longueurs physiques mais plutôt bien équipées pour Christian ; longueurs plus dalleuses / à placement de pieds et moins équipées pour moi (qui suis plutôt un grimpeur à doigt et à bras / épaule). Je le vois positivement comme une opportunité de progression, même si secrètement je suis envieux et même jaloux du nombre de points que Christian trouve dans ses longueurs ! ()
Arrivée à R9, je me dis que c’est « dans la poche », et qu’il ne nous reste plus que quatre longueurs faciles… Mais il ne faut jamais sous-estimer une voie, et comme la marelle, l’escalade n’est jamais finie avant d’avoir touché le ciel. (et même après, encore faut-il redescendre sains et saufs)
J’entame L10 qui s’annonce pour moi, rien qu’à vue d’œil, déjà plus corsée que les précédentes. Le premier point est à 10m en traversée ascendante sur la droite. Je pose un friend à mi-distance avec le relais, mais le seul emplacement possible est peu profond. Le temps file… tant pis, je fais au mieux. J’arrive au point, et j’ai à peine clippé ma dégaine que mon coinceur précédent se fait la belle pour atterrir entre les mains de Christian, quelques mètres plus bas, qui me fait alors remarquer :
- « Les coinceurs qui partent c’est jamais bon pour la confiance tu sais. »
J’hésite sur l’ironie de son ton ; je ris jaune. Je positive quand même :
- « Mieux vaut maintenant qu’avant ! »
Les points sont difficiles à voir (inox sur nuances de gris) Je distingue le point suivant à ~12m, légèrement à gauche après un faible dévers. Tant que je suis encore proche de la plaquette, ça va, mais mon assurance est fonction décroissante de cette distance. Du mieux que je peux, je pose un coinceur, puis un second, chacun espacé d’environ 4m du précédent. Je tire dessus pour m’assurer de leur solidité. Je consomme encore du temps…
J’atteins le crux de la voie : une traversée dalleuse sur la gauche en adhérence sur les pieds et avec des petites prises de doigts suivie du léger dévers que raye une petite fissure à doigts. La plaquette est un encore au dessus, à ~ 5m de moi. Je réalise que c’est bien expo, et je me mets à cogiter sur la solidité de mes protections précédentes… Aucun emplacement à proximité immédiate pour une protection, et vu d’ici mes deux malheureux coinceurs me semblent maintenant bien précaires. Un bon point : le rocher (du gneiss) est heureusement très adhérent. Bien que petites, les prises que j’ai en mains tiennent, mais comme souvent ce sont mes pieds qui m’interrogent, et je ne visualise pas l’enchainement parfait qui me ferait grimper jusqu’à la plaquette sans prendre trop de risques. Ma prise de main gauche est un peu fuyante. La suivante au-dessus serait correcte en main droite, mais elle est trop à gauche.
Moment crucial. S’engage alors en moi un long et difficile combat psychologique, assez révélateur de ma problématique existentielle personnelle. Le temps de trancher dans ma tête :
- « Je rechute sur la terre ou bien je continue mon ascension vers le ciel ? »
Je n’en mène pas large. Je suis parfaitement conscient qu’une éventuelle chute équivaudrait assez probablement à m’écraser sur les cailloux de la vire 20m plus bas. Cynique dérision, mais révélatrice de l’intensité du moment, me vient à l’esprit le titre de chanson « je survivrai »…
Je respire, et me force à me calmer. Je raisonne froidement et lucidement. Les possibilités qui s’offrent à moi sont en nombre limité : si je reste bloqué beaucoup plus longtemps ici, je vais tomber. Je ne peux pas non plus retourner au point d’avant pour m’y reposer : je ne suis pas sûr de sa solidité. Risqué pour risqué, autant avancer, ce sera plus productif. Ma seule solution est donc de continuer à grimper, malgré le risque. Prudemment, je consomme encore un peu d’énergie pour poffer. Après deux essais pour le moins hésitants, je me lance. Même Christian, parfaitement stoïque jusqu’ici, m’encourage d’un bref :
- « Aller !»
Je verrouille les mains, monte un peu le pied droit, risque le déséquilibre du bassin sur la gauche pour poser le pied gauche en adhérence sur la dalle puis deux doigts gauches dans la fissure. Mon audace paie : ça passe. Je ramène rapidement ma main droite au dessus, dans la même fissure, mais les prises ne sont décidément pas grosses. J’évalue ma situation. Côté positif mes prises de mains sont un peu meilleures ; côté négatif : je suis encore plus loin qu’avant du point précédent … Je me rappelle alors mes lectures de développement personnel et je décide de visualiser / imaginer la réussite plutôt que l’échec. Je me raisonne encore : je n’ai pas le droit de chuter, donc je ne chuterai pas. Aussi simple que cela. Je prends même le temps de mettre un friend supplémentaire dans cette petite fissure.
J’arrive à la plaquette, et je n’ai jamais été aussi heureux de voir et de clipper un point de toute ma carrière de grimpeur ! C’est un immense OUF de soulagement ! Je charge jusqu’au relai. J’ai compté les points dans cette longueur : trois sur exactement 50m. :P Christian met aussi un peu de temps à me rejoindre et me confiera qu’il a trouvé ça plus difficile que la cotation, et qu’apparemment je me serais un peu trompé dans l’itinéraire : la voie zigzaguait et j’aurais loupé un point à droite ?!
Ayant décidé de cesser de me préoccuper de la distance à mon point d’assurage et surtout de sa solidité, les longueurs suivantes déroulent assez bien, -hormis un autre relais pas évident à voir, que j’avais pourtant sous les yeux !- Nous sommes bientôt au sommet de la Cougourde, et à 14h30 au départ du premier rappel. Finalement par rapport à la moyenne des sorties, notre temps d’ascension (~5h30) reste raisonnable.
A 16h30, après une recherche d’itinéraire et une longue descente en 4 rappels, une famille de bouquetins nous ouvre le chemin de la descente à partir du socle sud-est de la Cougourde. Il est près de 19h lorsque nous arrivons à proximité du lac, où là encore une marmotte semble vouloir nous montrer le chemin de retour à notre bivouac, et où les chamois n’en finissent plus de nous dire au revoir. Il se fait un peu tard pour la bière au refuge. Tant pis, il nous faudra remettre ça. Nous redescendons à la voiture, non sans avoir croisé Céline et Sebastian avec pour objectif le refuge, et la directe à la III demain.
Arrivés au parking de Saint-Laurent du Var, nous sommes heureux de cette belle course. Christian me demande -je ne sais pourquoi- ce que j’ai de prévu à manger pour ce soir. Je n’ai pas besoin de réfléchir beaucoup. La réponse est aussi évidente que la persistante vacuité de mon réfrigérateur (je suis en effet sujet à une terrible pathologie contemporaine : la frigovidite)
Alors ce soir, c’est vrai, je n’ai plus rien à manger…
… mais j’ai tant à rêver !
Nicolas D
Photos :
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